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Camille était âgée exactement de quatre mille neuf cents jours, soit un peu plus de treize ans, la première fois qu’elle effectua « le pas sur le côté ».
Elle en était certaine, puisque c’est au moment où elle entreprenait des calculs savants pour connaître son âge avec précision qu’elle descendit du trottoir sans s’en rendre compte et se retrouva au milieu de la chaussée face à un énorme camion. Elle fut tirée de sa rêverie mathématique par le mugissement du klaxon.
Le poids lourd fonçait droit sur elle, tous freins bloqués. Les pneus malmenés hurlaient, leur gomme fumante essayant vainement d’arrêter les trente tonnes du monstre.
Camille se figea sur place, incapable du moindre mouvement, tandis que son esprit de jeune surdouée analysait la situation.
Malgré elle, elle nota qu’il était remarquablement stupide de passer les dernières secondes de sa vie à regarder arriver un camion. Son irrépressible curiosité l’empêcha de fermer les yeux et elle n’eut pas le temps de crier, ce qu’elle aurait adoré faire…
… Non, Camille ne cria pas, elle se prit simplement les pieds dans une racine et tomba de tout son long dans l’herbe, le nez à quelques centimètres d’un superbe bolet.
— Boletus edulis, remarqua-t-elle à haute voix, car elle était friande de champignons et parlait volontiers le latin.
Un petit scarabée à la carapace bleu turquoise passa près de son visage. Il se dirigeait vers le tronc de l’énorme pin qui les dominait et Camille le suivit distraitement des yeux. Elle ne se trouvait plus au milieu de la chaussée, mais dans une forêt plantée d’arbres immenses !
C’est alors qu’après un magnifique vol plané, un chevalier en armure s’aplatit à côté d’elle dans un impressionnant bruit de casseroles. Camille commença à penser que quelque chose ne tournait pas rond.
Elle s’assit, tandis qu’à côté d’elle le chevalier se redressait avec difficulté, compte tenu du poids de son armure et du choc qu’il venait d’encaisser.
— Mille milliards de morpions fumants, jura-t-il d’une voix de stentor.
Il se tourna alors vers Camille, sans paraître surpris de sa présence.
— Veuillez m’excuser, demoiselle, la joie du combat m’a fait oublier mes bonnes manières. Il faut avouer que les Ts’liches, quoique fourbes et répugnants, sont de vaillants adversaires, mais n’ayez aucune crainte, je maîtrise parfaitement la situation.
Camille, abasourdie, s’apprêtait à proférer une question, mais un hurlement suraigu la glaça de terreur et fit bondir le chevalier sur ses pieds.
Une silhouette gigantesque se matérialisa devant eux, croisement incertain d’une mante religieuse géante et d’un lézard non moins démesuré qui se serait tenu debout sur ses pattes arrière. Un des avant-bras de l’être hybride, prolongé au-delà de sa main par une lame osseuse à l’aspect redoutable, s’abattit en un meurtrier arc de cercle.
Le chevalier para le coup avec son impressionnante hache de combat et, sous l’impact, recula de trois bons mètres.
La créature le suivit d’une démarche fluide et le frappa derechef.
Le chevalier contra à nouveau l’assaut, réussissant cette fois à ne pas faire plus d’un pas en arrière puis, à son tour, porta un coup puissant. Le monstre poussa un cri strident et bondit à l’écart avec une fulgurante rapidité. Il plaqua une main hideusement griffue à la base de son cou. L’acier de la hache y avait ouvert une profonde coupure, qui laissait s’échapper un épais liquide vert. Le chevalier voulut profiter de son avantage. En poussant un hurlement de guerre, il passa à l’attaque.
Le premier coup de la créature le désarma, tandis que le second le fit décoller, le précipitant au milieu d’un roncier à plusieurs mètres de là.
Camille grimaça en entendant le fracas de sa chute. Sa grimace s’accentua lorsqu’elle avisa une flaque de sang vert, à peu de distance de ses pieds. Le liquide gluant la fascina quelques secondes, le temps qu’elle remarque, juste à côté, une pierre bleue au bout d’une chaîne d’argent. Les mailles et le fermoir étaient ciselés avec finesse, mais c’est la pierre qui retint son attention. Parfaitement sphérique, elle avait un aspect irisé, des reflets mouvants et dégageait une fascinante beauté, en totale opposition avec l’agrafe qui la liait à la chaîne et qui reproduisait dans ses moindres détails une main hideusement griffue. La hache du chevalier avait arraché le bijou au cou de son porteur.
D’un geste complètement irréfléchi, Camille tendit le bras et s’en empara. Puis elle leva la tête. Le monstre, qui s’était désintéressé du combat, d’ailleurs compromis faute d’adversaire, la regardait.
Camille sentit son sang se figer dans ses veines. La créature, haute de plus de deux mètres, était drapée dans une étoffe constituée d’anneaux métalliques entrelacés. Ses yeux immenses aux pupilles verticales brillaient d’un éclat sauvage et maléfique, tandis que de sa gueule aux crocs acérés sortait un sifflement inhumain que Camille comprit pourtant clairement.
— Te voici donc, Ewilan. Nous t’avons longtemps cherchée, mes frères et moi, afin d’achever ce qui avait été commencé, mais tu étais introuvable. Et aujourd’hui le hasard nous offre ta mort…
Le monstre bondit en avant avec une effroyable rapidité et…
… Camille n’eut que le temps d’éviter la vieille dame qui arrivait face à elle sur le trottoir.
La femme ne lui accorda pas un regard, beaucoup trop captivée par le spectacle du camion immobilisé au milieu de la chaussée, une foule de personnes vociférant autour du chauffeur assis par terre, l’air stupéfié. Camille inspira un grand coup.
Son cerveau fonctionnait à toute allure, essayant de comprendre un tant soit peu ce qu’elle venait de vivre. La partie rationnelle de son esprit lui criait de tout oublier, ou au moins de le considérer comme un malaise passager accompagné d’hallucinations…
Mais voilà, la pierre bleue, toujours serrée dans sa main gauche, l’en empêchait.